Adolf Merckle, 74 ans. Le milliardaire allemand, 94e fortune mondiale, s’est jeté le 5 janvier sous un train de ce type, tout près de la gare de Blaubeuren, à 40 kilomètres de Stuttgart. Ce père de 4 enfants, businessman discret, habitué à tout contrôler, n’a pas supporté de voir son empire s’écrouler à la suite de placements boursiers malheureux.
C’est un petit blond aux yeux bleus, rieur et l’air malicieux sur sa photo de maternelle. Dans son cercueil blanc ouvert, exposé à la maison funéraire de Chicoutimi – une bourgade du nord du Québec –,
Louis-Philippe Laliberté, 4 ans, portait une chemise bleue et une cravate jaune. Et semblait endormi, comme son frère,
Marc-Ange, 7 ans, et sa sœur,
Joëlle, 12 ans. Leur triple enterrement, célébré en même temps que les obsèques de leur père,
Marc Laliberté, 46 ans, le 10 janvier dernier, a ému tout le Canada. Leur mort donne un visage insoutenable aux statistiques sombres mais abstraites qui pleuvent sur les deux hémisphères : faillites, fermetures d’usine,
effondrements boursiers... Au chômage tous les deux, leurs parents, respectivement agent immobilier et employée dans la distribution, croulaient sous l’équivalent de 71 000 euros de dettes. Désespérés, «au bout du rouleau», selon la lettre retrouvée après le drame, Marc et
Cathie Gauthier-Lachance, 36 ans, ont conclu un «pacte de suicide» familial. Le soir du nouvel an, dans leur coquette maison d’un quartier résidentiel, le père s’est poignardé, les enfants ont été étouffés, Cathie s’est ouvert les veines. Seule à avoir survécu, elle a prévenu les services d’urgence.
Trop tard. Hospitalisée, elle a été inculpée d’un triple infanticide et n’a pas obtenu l’autorisation d’assister aux funérailles. Tous les cinq s’étaient rendus à une fête familiale, le 28 décembre, sans qu’aucun membre du clan ne soupçonne un instant la profondeur du désarroi du couple Laliberté-Lachance.
Trois enfants. Trois victimes de la crise. Les plus jeunes, à ce jour, d’un cataclysme mondial qui ravage Wall Street et la City de Londres, les bilans des banques et les stratégies des constructeurs automobiles, mais aussi de plus en plus de vies humaines. «Compte tenu du climat économique, il ne sera pas surprenant de voir augmenter les suicides et les désordres psychiques», avait prévenu dès octobre 2008 Margaret Chan, la directrice générale de l’Organisation mondiale de la santé, dans un communiqué appelant à la vigilance des autorités de santé publique. Un avertissement déjà devenu réalité en Amérique du Nord et en Asie (tout particulièrement en Inde, où plusieurs dizaines de personnes se sont donné la mort ces dernières semaines), comme en Europe. Des vies fauchées dans toutes les strates de la société.
Sa maison, achetée en 1970, est hypothéquée jusqu’en... 2034A tous les âges. Des milliardaires, comme le discret patriarche allemand
Adolf Merckle, 74 ans, qui s’est jeté sous un train le soir du 5 janvier, à une quarantaine de kilomètres de Stuttgart. Des millionnaires, à l’image de
Kirk «Ross» Stephenson, 47 ans, financier néo-zélandais installé à Londres, marié et père de Lucas, 8 ans. Des salariés dorés sur
tranche, dont Darren Liddle, un Britannique de 26 ans, mathématicien d’exception, qui a sauté du 19e étage d’un hôtel. Des épargnants industrieux, comme l’Indien
Rajendra Gupta, un commerçant de 40 ans, qui s’est pendu avec le sari de sa femme après avoir vu ses économies englouties dans le maelström boursier. Sans oublier des citoyens modestes, sans richesses matérielles autres que leur maison, acquise grâce au travail d’une vie. Comme
Addie Polk, 90 ans, veuve sans enfants, qui s’est emparé de son calibre 38 pour se tirer deux balles dans le thorax le 1er octobre dernier, le jour où Donald Fatheree, l’assistant du shérif d’Akron, dans l’Ohio, est venu lui signifier (pour la trente et unième fois) l’expulsion de sa maison en bois blanc, achetée en 1970 mais hypothéquée jusqu’en... 2034 !
Ils n’avaient rien en commun. Sauf d’avoir perdu pied dans une crise dont une infime minorité a compris les mécanismes, mais dont tous, à leur niveau, ont ressenti les conséquences. Jusqu’à lâcher prise. «Si les défenestrations en masse de banquiers lors de la Grande Dépression de 1929 se sont avérées un mythe dénoncé par l’économiste John Kenneth Galbraith, les effets du krach ont été dévastateurs dans l’ensemble de la population, surtout aux Etats-Unis», détaille un psychiatre parisien qui compte plusieurs dirigeants déstabilisés parmi ses patients. Seuls vingt banquiers au total se sont effectivement tués à Wall Street, lors du plus grand krach du XXe siècle. Mais 23 000 Américains – fermiers, employés, ouvriers... – se sont suicidés en 1930, soit le nombre le plus élevé de cas jamais enregistré sur une période de douze mois. L’année même où les Etats-Unis ont recensé 12 millions de chômeurs, un autre record historique au pays du rêve américain.
Triste coïncidence : les derniers chiffres sur l’emploi outre-Atlantique, publiés en décembre 2008, établissent le taux de chômage à 7,2 % de la population. Soit 11,1 millions de personnes sans emploi... et 20 millions de foyers en retard de remboursements sur leurs emprunts immobiliers. Une situation qui a déjà provoqué plusieurs centaines de suicides l’an dernier, de la Floride au Michigan, en passant par le Minnesota ou la Louisiane. Selon une étude récente de
l’American Psychological Association, «huit Américains sur dix estiment que l’économie exerce un stress majeur sur leur existence».
«Dans ces périodes d’anxiété généralisée, les plus fragiles sont atteints les premiers», rappellent les experts en soulignant que le suicide, l’acte le plus personnel qui soit, ne peut souvent pas être lié à une cause unique. Il n’empêche : lettres, notes, appels téléphoniques ou confidences démontrent l’impact de la crise dans la décision de ces dizaines de personnes d’abréger leur vie. Et, parfois, celle de leurs proches.
«Je savais que mon fils subissait trop de pression dans son travail, et qu’il s’était tourné vers la drogue pour y faire face», a reconnu, effondrée, la mère de
Darren Liddle, ce jeune trader de 26 ans, étoile montante du Crédit suisse, lors de l’enquête sur son suicide. Deux fois hospitalisé pour troubles psychiques au Priory, l’hôpital ultra sélect qui accueille des stars en «rehab», ce grand gaillard blond au sourire éclatant n’a pas résisté au stress de son métier. Pas plus que
Vincent Ma, un Anglais d’origine chinoise de 33 ans, qui s’est lui aussi jeté dans le vide, en janvier 2008, quand la crise n’avait que six mois. Directeur artistique d’une agence de design, son salaire annuel de 150 000 euros le mettait à l’abri du besoin. Mais pas des angoisses. «Vincent avait accumulé les dettes, a raconté sa collègue et amie Alison Gold aux enquêteurs. Outre ses cartes de crédit, il avait emprunté de l’argent à sa société. Le
vertige l’a rattrapé.» Comme il a happé
Christen Schnor, 49 ans, un financier au sang bleu, Danois installé à Londres. Cocaïne et escort girls avaient siphonné sa fortune personnelle, laminée de surcroît par la crise. Ce père de 4 enfants s’est pendu dans une suite luxueuse avec sa ceinture.
Subhit Chakravarty, 33 ans, pourtant installé aux antipodes, employé de banque près de New Delhi, était lui aussi fragilisé. Son épouse allemande l’avait quitté quelques semaines plus tôt, après un bref mariage. Des incertitudes sur son emploi et sa situation financière l’ont déprimé davantage. Son frère Ankur l’a retrouvé pendu le 24 décembre dernier dans son appartement.
Dépressive aussi,
Kristy Hunt, 49 ans, une blonde coiffée au carré, de Joplin, dans le Missouri. Deux fois divorcée, cette mère de 2 grands enfants, Bobby et Rachel, plaçait des prêts hypothécaires immobiliers à l’agence locale de la Community Bank & Trust. Elle a démissionné de son poste quelques jours avant de se poignarder avec un petit couteau de cuisine dans sa maison de Michigan Avenue, le 16 décembre dernier. Cette passionnée de plongée sous-marine et de tennis est morte quelques heures après son transfert à l’hôpital. «Je pense qu’elle souffrait secrètement d’avoir commercialisé ces produits», a lâché une connaissance. Sur un site Internet de condoléances, ses proches rappellent en tout cas son «amour de la vie», son «rire», et la décrivent comme «une belle personne». Son ex-employeur, récemment distingué pour son «entreprise où il fait bon travailler», n’a fait aucun commentaire.
Pas plus que la banque Itau, l’une des plus grandes du Brésil, chez qui
Paolo Sergio Silva, 36 ans, travaillait comme trader. Lui non plus, selon ses collègues encore sous le choc, n’avait pas le moral depuis quelque temps. Et pour
cause ! Spécialisé dans les transactions sur les taux d’intérêt, ce Brésilien était sous pression. La Bourse nationale avait dévissé de 50 % en quelques mois tandis que la monnaie, le real, s’était effrité d’un tiers. Il s’est tiré une balle dans la poitrine en pleine séance de trading, l’après-midi du 17 novembre, dans l’enceinte de la Bourse de Sao Paulo. Les transactions ont été interrompues pendant un quart d’heure, le temps que les secours l’évacuent dans un état critique à l’hôpital...
Karthik Rajaram, lui, n’était pas trader. Mais l’argent l’obsédait depuis quelques mois. Cet Indien naturalisé américain de 45 ans, titulaire d’un MBA avec une spécialisation en finance, avait la fibre entrepreneuriale. Ex-salarié de Sony Pictures, il avait misé 12 000 dollars sur une start-up pour en retirer près d’un million, quelques années plus tard, lors de sa revente. Marié, père de 3 fils brillants dans leurs études, il avait cédé la maison familiale pour 700 000 dollars quatre ans auparavant. Et, désormais locataire dans un domaine huppé au nord-ouest de Los Angeles, il avait placé
l’intégralité de ses économies en Bourse. Le 16 septembre dernier, il a acheté un pistolet. Le 4 octobre, il a tué sa femme, ses 3 fils et sa belle-mère de balles dans la tête, avant de se suicider. «Attention à l’effet de contagion», a lancé le chef adjoint de la police de Los Angeles, après avoir découvert les corps.
De fait... Des deux côtés de l’Atlantique, les tragédies se multiplient. Le patron d’une firme de prêts hypothécaires dans le Maryland,
Walter Buczynski, 59 ans, et sa femme (janvier 2008).
Barry Fox, 52 ans, ex-banquier de Bear Stearns, un établissement en faillite (mai). Un trader de Chicago,
Joseph Luizzi, 44 ans (octobre).
Steven L. Good, le P-DG de la plus grande entreprise d’enchères immobilières américaine, le 5 janvier de cette année. Un fanatique de la réussite, toujours de bonne humeur. «Le marché devient difficile», avait-il avoué il y a quelques semaines. Son corps a été retrouvé dans sa Jaguar, une balle dans la tête. La liste noire continue de s’allonger.
Les nombreux copains de
Kirk «Ross» Stephenson n’auraient jamais pensé que le nom de ce papa gâteau, financier brillant et mari amoureux, puisse y figurer. Ce Néo-Zélandais de 47 ans, installé à Londres depuis deux décennies, avait tout réussi. Belle maison de 5 étages à Chelsea, résidence secondaire, loges à l’Opéra, voyages sur
toute la planète : ce bon vivant très sympathique, mais accro au boulot, a dit au revoir à sa femme et à son fils après le petit déjeuner, en souriant, le jeudi 25 septembre, quinze jours après la faillite de la banque Lehman Brothers où son fonds d’investissement avait placé 900 millions d’euros. Une heure plus tard, cet homme qui repassait ses mouchoirs et rangeait ses billets de banque par taille, s’est jeté sous un train à la gare de Taplow, sous les yeux de Iain Basset, conducteur de l’express Plymouth-Waddington. Une fin qui hante tous ses proches, dont les mots de condoléances abondent sur le site Internet qui lui est dédié. Sa femme Karina, elle, le savait très atteint par la crise – et par des pertes financières personnelles.
il a joué une fois de trop. Et perduAutre banquier adoré de ses pairs et clients, autre papa très proche de ses 3 enfants, autre très grand professionnel de la gestion de fortunes, «l’un des meilleurs banquiers du monde», selon la presse spécialisée, le Suisse
Alex Widmer, 52 ans, était P-DG depuis un an de la troisième banque helvétique, Julius Bär. Elégant, cheveux gominés, cigares et jolis cabriolets, sa devise était : «Tout est possible.» Il s’est pendu dans la nuit du 3 au 4 décembre dans sa maison de Baden, plongeant tous ses amis dans une stupéfaction horrifiée. «Rien à voir avec les activités de la banque», a immédiatement affirmé un communiqué officiel de l’établissement, qui a néanmoins chuté de 60 % en Bourse en 2008. Mais, la veille de sa mort, il avait donné une interview très sombre à l’agence Bloomberg : «Notre modèle financier a atteint ses limites», avait avoué cet ancien du Crédit suisse, spécialiste de l’Asie, qui s’apprêtait à annoncer un plan d’austérité sans précédent.
Autre «maître du monde», 5e fortune allemande, 94e mondiale, entrepreneur de génie (son conglomérat industriel employait 100 000 salariés pour 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires),
Adolf Merckle, 74 ans, ne cultivait pas les états d’âme. Se déplaçant à vélo ou en vieille Golf, près de ses sous, alpiniste fanatique (il avait franchi dix sommets de plus de 6 000 mètres), et fasciné par les paris boursiers, cet adepte du contrôle absolu a joué une fois de trop. Et
perdu. En misant à contretemps sur le titre Volkswagen, à l’automne, le magnat a vu s’envoler plusieurs centaines de millions d’euros. Et détruit son groupe. Puis sa vie. Quelques jours plus tard, des pans entiers de son empire se trouvaient déjà en vente pour payer ses dettes. Autant de défaillances inacceptables pour tous les proches de
ces hommes et de ces femmes. Seule rescapée de la liste,
Addie Polk, la nonagénaire de l’Ohio qui s’était tiré deux balles dans le thorax, a reconnu à l’hôpital que le suicide était «un geste fou». Sa banque, Fannie Mae, a annulé son prêt. Elle mourra chez elle, le jour venu. En larmes à la télévision québécoise, Alain Laliberté, le frère de Marc,
l’oncle du petit Louis-Philippe et de ses frère et sœur, a supplié : «Ne laissez pas vos proches s’enfoncer. Occupez-vous d’eux avant qu’il ne soit trop tard.»