L'armée congolaise, c'est bien là son
malheur, ne semble jamais aussi dangereuse que lorsqu'elle est en
déroute. A Kanyabayonga, dans l'est de la République démocratique du
Congo (RDC), ce n'est plus un repli devant les forces rebelles qui
s'opère, lundi 17 novembre, mais une déroute. Cruel spectacle que celui
des forces loyalistes en train de fuir la ville avec armes, bagages et
pillages alors que les rebelles congolais soutenus par le Rwanda voisin
approchent.
Courant octobre, une poussée des rebelles du Congrès national pour
la défense du peuple (CNDP) avait amené ses éléments les plus avancés
aux portes de Goma après avoir balayé les forces loyalistes dans
plusieurs villes du Nord-Kivu. Au nord de cette large zone rebelle, le
pouvoir congolais avait massé ses brigades des forces armées de
République démocratique du Congo (FARDC), pour lancer une
contre-offensive et reprendre les territoires perdus. C'est ce
dispositif qui s'effondre, ce qui est d'autant plus grave que la
débâcle a lieu dans la ville de Kanyabayonga, qui ouvre la porte du
grand nord de la région.Au lieu d'inverser le cours de la
défaite et de reprendre les zones prises par le CNDP, la
contre-offensive s'est muée en pillage généralisé d'une ville de
pauvres. En défonçant à coup de rangers les premières portes des
boutiques de la ville, les soldats loyalistes ont mis la main sur les
stocks de faux whisky en sachet, fabriqué dans une distillerie de la
région. Depuis, le chaos s'est fait un peu plus épais.
"Ils se
droguent, boivent, et ensuite commencent à faire des n'importe quoi, à
violenter les femmes, tirer des coups de balles dans la nuit. Et cette
nuit, ils ont commencé à fuir", raconte Justin Kibeho, qui a
rejoint un groupe de résidents de la ville devant le camp de la Mission
des Nations unies au Congo (Monuc), dont on aperçoit le terrain de
basket derrière les barbelés et qui reste clos. Maubert Biraba, un
enfant qui campe au milieu d'une foule en désarroi, trouve la force
d'en rire :
"On couche au milieu des arbres, nous vivons ici comme les oiseaux !"Dans
les rues, passe une femme marchant courbée avec sur le dos, tout ce qui
s'y peut y être tenu en équilibre (deux matelas roulés, un énorme
baluchon) et un brasero à la main, sans oublier un nourrisson
emmailloté sur la poitrine. Elle file vers la brousse, comme
pratiquement toute la population de la ville. Les femmes s'y terrent la
nuit, pour éviter les viols. Les hommes osent à peine se hasarder le
jour jusqu'à la ville, de peur d'être maltraités ou enrôlés de force.A
moins de 5 km, l'hôpital de Kayna est emporté par la tourmente. Les
médecins ont fui. Ne reste qu'une poignée d'infirmiers. Le stock de
médicaments a été pillé par des soldats. La réserve de carburant a été
emportée, et le générateur ne tourne plus. Plus d'électricité, plus de
médicaments. Les premiers soldats atteints de choléra sont à
l'isolement sous une tente, chacun prie pour qu'il n'y ait pas
d'épidémie.Dans les salles, tous se mélangent dans une odeur
d'infection galopante. A côté d'un parent à l'agonie, un vieil homme
laisse éclater sa colère :
"Nos militaires avaient tout pris chez
moi, il ne me restait que mes dindons. Ils les ont égorgés et
maintenant ils festoient, pendant que les gens meurent." Coup
d'oeil furtif à un soldat allongé sur un lit voisin. Aucun risque de
représailles, l'homme agonise sur le matelas en plastique souillé,
abandonné par son unité.
"La nuit dernière, ils ont pris la plupart de leurs blessés, auparavant ils avaient poussé tous les autres gens des lits", glisse un employé de l'hôpital dans un recoin, loin des regards et des uniformes.
"Même les officiers n'osent plus donner d'ordres, les coups de balle partent par-ci par-là, ils ont peur qu'on les vise aussi", explique-t-il avant d'avouer qu'il porte
"les mêmes habits depuis dix jours". Les soldats en déroute ont
"pillé trois fois ma maison". Et de conclure :
"Ce n'est plus le pays, vraiment."Dans
l'hôpital déambulent des soldats hagards, kalachnikov en main. L'arme
de guerre n'est plus qu'un viatique pour pillards en fuite. Dans leur
débandade, les FARDC mettent la main sur les vélos, les motos, et même
les trottinettes en bois qui servent à acheminer les récoltes. Sur la
route, les fuyards qui abandonnent leur casque pour s'alléger ont la
colère et la menace faciles. L'un d'entre eux, arme à la main, pousse
posément devant lui un enfant qui porte le baluchon contenant ses
rapines.A la sortie de la ville en direction du nord, vers la
zone gouvernementale, les maï-maï (guerriers traditionnels) sont entrés
dans la danse du chaos. Considérant que la fuite éperdue des unités de
l'armée régulière est indigne, ils tentent de bloquer les FARDC sur
leur chemin de fuite. Des garçons armés de machettes et de lances
essaient de désarmer des soldats qui poussent de hauts cris.Le
CNDP, dans ces conditions, pourrait prendre Kanyabayonga sans grande
difficulté. Mais à la suite du cycle de négociations initié par
Olusegun Obasanjo, l'ex-président nigérian nommé récemment médiateur
des Nations unies, le mouvement rebelle dirigé par Laurent Nkunda
préfère d'abord se grandir diplomatiquement en tentant d'arracher le
principe, impensable jusqu'ici, de négociations directes avec le
pouvoir congolais.