La Russie fond sur la Géorgie dans l'indifférence générale Par Anne Applebaum 10/08/2008
Alors que Moscou bombarde ce dimanche les faubourgs de Tbilissi et de Gori, l’Occident fait preuve de son impuissance.Pour avoir une ultime preuve que le terrorisme islamiste pourrait un
jour être le cadet de nos soucis, il suffisait de regarder vendredi la
couverture de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques par la BBC.
D’un côté de l’écran coupé en deux, des feux d’artifice étaient
tirés tandis que des milliers de danseurs chinois aux costumes
exotiques se contorsionnaient pour se faire colombes, cosmos ou autres…
De l’autre, des chars russes grisâtres faisaient route vers
l’Ossétie du Sud, province rebelle de Géorgie. L’effet était frappant :
deux des puissances mondiales émergentes étaient en train de s’exhiber.
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Le conflit s’intensifie
| Alors que l’aviation russe bombarde les faubourgs de Tbilissi et Gori, en Géorgie, cette dernière aurait décrété un cessez-le-feu immédiat afin d’entamer des négociations. La Russie dément cette information et assure « ne pas vouloir envahir la Géorgie ». Les forces de Moscou auraient toutefois repris la « capitale » d’Ossétie du Sud, Tskhinvali. Tbilissi a de son côté massé des troupes long de la frontière abkhaze, qui se considère en état de guerre à partir de dimanche 22 heures. Au total, les autorités russes parlent de 2 000 victimes du conflit en Ossétie du Sud, tandis que les Géorgiens assurent qu’il n’y aurait quasiment pas de victimes civiles. Bernard Kouchner devait arriver à Tbilissi dimanche soir. Nicolas Sarkozy, président en exercice de l’Union européenne, est attendu en début de semaine.
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La différence, bien sûr, est que l’un de ces deux événements était
en préparation depuis des années, tandis que l’autre, s’il n’est pas
une surprise totale, n’était pas programmé pour cette semaine. Et cela
aussi a un sens. La contestation chinoise du pouvoir occidental a des
racines anciennes et est, d’une certaine manière, prévisible. De
manière générale, les Chinois ne font pas de gestes brusques et
n’essaient pas de provoquer de crises.
La Russie, au contraire, est une puissance imprévisible, ce qui rend
toute réponse plus difficile. En fait, la politique russe est devenue
si opaque qu’il est très difficile de dire pourquoi ce conflit
« froid » vient de connaître une soudaine escalade.
Des sources russes disent que la Géorgie a, la première, lancé
l’invasion de l’Ossétie du Sud, dans le but de pacifier cette région
séparatiste. Pendant ce temps, la Géorgie dit que ses troupes ont
pénétré dans la « capitale » d’Ossétie du Sud en riposte à des attaques
rebelles de plus en plus fréquentes depuis une semaine -des années en
fait-, mais aussi au bombardement aérien russe du territoire géorgien.
Un conflit aux racines anciennesMais il y a d’autres acteurs impliqués -paramilitaires,
provocateurs, forces de maintien de la paix, dont certains membres
(russes) auraient été tués- et une suite d’événements complexes à
décrypter. Des tensions précédentes -en Ossétie du Sud et en Abkhazie,
autre région géorgienne à avoir déclaré son indépendance- avaient pu
être calmées sans recours à la guerre. Mais quelqu’un voulait, sans
aucun doute, que cette guerre-ci éclate.
Les deux camps ont des raisons anciennes de combattre. Les Russes
ont intérêt à empêcher Tbilissi de rejoindre l’Otan, ce que souhaite la
Géorgie, démocratie à l’occidentale -que George Bush a qualifiée de
« phare de démocratie ». De ce point de vue, les Russes vont
probablement l’emporter. Aucun pays occidental ne voudrait d’un allié
impliqué dans un conflit militaire majeur avec la Russie.
Le pouvoir géorgien, au contraire, est persuadé que la menace
constante d’une agression russe, couplée au refus occidental d’intégrer
son pays à l’Otan, l’oblige à faire la démonstration de son autonomie.
Le président géorgien Saakashvili a acheté des armes dans ce but. Ceux
qui le connaissent savent qu’il était persuadé qu’un conflit était
inévitable mais pouvait être gagné s’il était conduit intelligemment.
Vendredi soir, alors que les soldats russes se battaient en Ossétie
du Sud -à seulement quelques dizaines de kilomètres de Tbilissi- il
semblait que ses calculs étaient erronés. La Russie n’a pas envoyé 150
chars traverser la frontière pour perdre ce conflit.
Reste le fond de cette affaire : la Géorgie aurait dû faire marche
arrière face au précipice -et elle devrait le faire si c’est encore
possible- mais le déploiement russe, si massif et soigneusement
préparé, pas seulement en Ossétie du Sud mais aussi en Géorgie, est
totalement inacceptable.
Autre conclusion indiscutable ? Quel que soit le pays sur lequel on
rejette finalement la faute de l’escalade de cette semaine, l’Ouest n’a
que très peu d’influence sur le résultat final. L’appel de Saakashvili
à l’aide et au soutien moral -« Il ne s’agit pas de la Géorgie, a-t-il
déclaré à CNN, mais de l’Amérique, de ses valeurs »- ne rencontrera pas d’écho, à moins que Moscou ne le souhaite.
Chacun fait de son mieux, c’est vrai : même si j’écris tout cela,
des dizaines de diplomates et chefs d’Etat encombrent les lignes
téléphoniques entre Pékin et le Caucase, essayant d’amener les deux
parties à cesser immédiatement les combats et à ne s’occuper que plus
tard de savoir qui a lancé les hostilités. Peut-être y arriveront-ils,
mais peut-être aussi que ceux qui ont voulu que cette guerre démarre
veulent qu’elle continue.
Quoi qu’il en soit, c’était il y a deux, ou même quatre ans, qu’il
fallait s’intéresser à ce conflit ; qu’est née cette faille de sécurité
dans le Caucase ; que cette faille est devenue dangereuse ; que la
guerre est devenue probable ; qu’il est devenu clair que la Géorgie,
allié enthousiaste des Etats-Unis, ne s’en sortirait pas indemne ;
qu’une invasion victorieuse de la Géorgie, pays dans lequel les
Etats-Unis entretiennent des troupes, aurait des conséquences néfastes
pour l’Occident. Tout cela était clair depuis longtemps.